Pour Karol W.

Publié le par Llunet

A la faveur de cette mécanique buccale, l'asticot non seulement chemine à la surface, mais encore il pénètre aisément dans la viande ; je l'y vois disparaître comme s'il plongeait dans du beurre. Il y fait sa trouée, mais sans prélever sur son passage autre chose que des gorgées fluides. La moindre parcelle solide n'est détachée et déglutie. Ce n'est pas là son régime. Il lui faut un brouet, un consommé, une sorte d'extrait Liebig coulant qu'il prépare lui-même. Puisque digérer n'est en somme que liquéfier, on peut dire, sans paradoxe, que le ver de la Mouche bleue digère sa nourriture avant de l'avaler. (...) Le réactif cause de cette liquéfaction échappe à mon examen. Les vers doivent le dégorger par doses infinitésimales, tandis que leurs bâtonnets gutturaux, en mouvement continuel, émergent un peu de la bouche, rentrent, reparaissent. Ces coups de piston, ces sortes de baisers s'accompagnent de l'émission du solvant.

La chair musculaire (...) ne se convertit pas en liquide ; elle devient une purée coulante d'un brun vineux. Le foie, le poumon, la rate, sont mieux attaqués, sans toutefois dépasser l'état de marmelade demi-fluide, qui se délaye très bien dans l'eau et paraît même s'y dissoudre. La matière cérébrale ne se liquéfie pas non plus, elle se résout simplement en fine purée.

(...) Muscles et viscères ont disparu, convertis  en purée et consommés à mesure par la population. De partout, à l'humide a succédé le sec, au boueux le solide. (...) Tous les vers ont émigré, absolument tous. Du premier au dernier, ils ont abandonné la cabine cadavérique, douce à leur délicat épiderme ; ils ont quitté le velours pour les rudesses du sol. (...) La sortie du tabernacle mortuaire s'est faite par des trous ronds dont la peau est percée.

(...) Pour quel motif le ver abandonne-t-il la carcasse, excellent abri ? Pourquoi va-t-il se domicilier dans le sol ? Premier assainisseur des choses mortes, il travaille au plus pressé, le tarissement de l'infection ; mais il laisse copieux résidu, inattaquable par les réactifs de sa chimie dissolvante. Ces restes, à leur tour, doivent disparaître. Après le diptère accourent des anatomistes qui reprennent l'aride relique, grignotent peau, tendons, ligaments, et ratissent l'os jusqu'au blanc.

Jean-Henri Fabre, Souvenirs entomologiques, Etudes sur l'instinct et les moeurs des insectes.

Publié dans Printemps 2005

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